Le programme national de recherche PNR76 « Assistance et coercition »

René Knüsel, politologue et sociologue, professeur honoraire à l’UNIL, membre du Comité de direction de PNR 76 « assistance et coercition » et ancien directeur de l’Observatoire de la maltraitance envers les enfants (UNIL), juin 2024

Le programme national de recherche PNR76 « Assistance et coercition » s’est achevé en mai dernier après 5 ans et 29 travaux de recherche. Quels sont les principaux enseignements à en tirer concernant les enfants ?

Le PNR 76 s’est achevé par la présentation d’un certain nombre de résultats lors d’une conférence de presse et d’une journée publique au Gurten à Berne. Les 29 équipes de recherche dont le projet avait été retenu par le Comité de direction vont encore poursuivre pour certaines d’entre elles leurs investigations et, pour la plupart, la publication d’articles et d’ouvrages. A ce stade, je retiendrai arbitrairement 4 enseignements.

  1. Le nombre de situations concernées est extraordinairement élevé, puisque sans pouvoir établir des chiffres exacts, ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui ont été touchées par des mesures de coercition à des fins d’assistance au cours du XXème siècle en Suisse. Les formes de maltraitance ont été diverses et variées. Des enfants ont été victimes d’abus et/ou d’exploitation économique, d’autres ont été retirés à leur famille pour être placés dans des foyers ou des familles d’accueil. Les violences physiques, psychologiques et sexuelles ne leur ont pas été épargnées, quant aux négligences, elles étaient largement répandues. Il s’agissait par conséquent d’une pratique généralisée qui a été acceptée des décennies durant par l’ensemble du corps social. Un regard critique sur les manières de faire administratives et professionnelles actuelles continue par conséquent à être indispensable. Un mécanisme doit particulièrement attirer l’attention, l’intériorisation des normes sociales par les victimes. Ainsi le fait d’avoir subi des injustices s’accompagnait chez les personnes concernées de sentiments de honte et d’un besoin absolu de dissimuler, de taire les drames personnels vécus. Avoir été placé, appartenir à une famille dysfonctionnelle ou non conventionnelle étaient des stigmates lourds à porter pour les enfants et les familles concernées face à l’exigence de se conformer aux normes reconnues. Ce fait reste d’actualité.
  2. Pour ce qui est des enfants et des adolescent·e·s, il faut relever la faible portée de leur voix, voire son insignifiance, dans les procédures de décisions qui les ont concerné·e·s tout au long du XXème siècle. Ce point continue à poser problème dans la pratique quotidienne des différentes entités administratives, aujourd’hui encore. Pourtant, le fait d’être entendu et d’avoir voix au chapitre est déterminant dans la compréhension et l’acceptation des mesures.
  3. Un autre résultat notoire concerne la transmission intergénérationnelle, à savoir qu’avoir été victime d’un traitement inadéquat ou abusif peut avoir des conséquences sur les personnes concernées elles-mêmes, mais aussi sur la ou les générations qui suivent. Le comportement des enfants devenus adultes demeure souvent empreint de ce passé, ce qui peut se ressentir dans l’éducation et le traitement réservés à leurs propres enfants. Les conséquences co-latérales, en particulier intergénérationnelles, ne doivent donc pas être négligées par les autorités.
  4. Enfin, plusieurs recherches ont tenté de comprendre les conséquences sur les parcours de vie de ces enfants, marqués par une accumulation de désavantages et de handicaps et ce jusqu’à la fin de leur existence. Ainsi pour les enfants placés, les possibilités de formation professionnelle étaient nettement restreintes, en particulier chez les filles. Mais de façon générale, l’état de santé physique, psychologique et mental de ces personnes s’est avéré moins bon que celui des cohortes de jeunes n’ayant pas connu de placement. L’accompagnement de telles situations ne peut par conséquent pas être que ponctuel, et une « ingérence » administrative dans un parcours de vie doit être suivie d’un accompagnement adéquat, notamment lors des étapes cruciales de l’ensemble du parcours de vie.

Quelles sont les améliorations notables que l’on peut constater dans les pratiques d’aujourd’hui par rapport à celles du passé ?

De façon quelque peu simplifiée, les améliorations dans la pratique sont consécutives à deux tendances évolutives principales : d’une part, un certain nombre de changements législatifs et, d’autre part, des modifications au niveau de l’intervention sociale elle-même.

La situation qui prévalait depuis 1912, date à laquelle le Code civil avait été modifié de manière à différencier la protection des personnes ayant besoin de soutien de l’assistance aux pauvres, avait conféré aux autorités responsables une marge de manœuvre potentiellement arbitraire et sans contrôle juridique vérifiable. Pour ce qui est de la Suisse, les recherches ont montré l’influence des traités internationaux dans l’amélioration de la situation. Parmi eux, relevons la Convention de l’OIT sur le travail forcé (ratifiée en 1940), la Convention européenne des droits de l’homme (1974), la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant (1997), la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (2014). Sous l’influence de ces traités internationaux, les modifications successives du Code civil ont visé à placer le bien-être de l’enfant au centre des préoccupations, à renforcer les obligations de surveillance et d’autorisation dans le domaine du placement en famille d’accueil, à effacer les inégalités de traitement des enfants de parents célibataires et à améliorer la position des mineur·e·s dans les procédures de divorce. Une étape décisive a eu lieu en 1999 avec l’inscription de la protection des enfants et des adolescent·e·s dans la Constitution fédérale. Dernier fait à relever, la révision du droit de la protection de l’enfant et de l’adulte de 2013 qui a permis d’encourager l’autodétermination et de garantir la dignité des personnes nécessitant de l’aide.

La création des autorités de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) a en outre favorisé la professionnalisation du domaine et ceci de façon spectaculaire. Cette professionnalisation des entités chargées de l’encadrement, mais aussi des instances administratives habilitées à intervenir a contribué de façon notable à l’amélioration des pratiques, en Suisse alémanique tout particulièrement.

Quelles lacunes sont encore à combler dans le domaine du placement et du respect des droits de l’enfant en particulier en Suisse romande ?

 Les progrès sont certes notables, mais la mise en œuvre des nouvelles législations est lente et contrastée. Ainsi, la réforme législative de 2013 n’a pas été acceptée facilement par la population et les milieux politiques. Elle a été fortement contestée notamment en Suisse alémanique. Les adaptations dans la pratique sont longues à mettre en place dans le monde juridique également. Des modes de résistance passive ont pu être relevés. C’est donc dans l’application au quotidien des dispositifs juridiques et administratifs que des questionnements doivent se poser et des adaptations se faire. Parmi les lacunes relevées, deux peuvent être mentionnées parce qu’elles montrent la complexité des problématiques et soulignent les ambiguïtés que peuvent entraîner certaines pratiques.

Ainsi, plusieurs recherches montrent l’importance de mieux tenir compte des relations asymétriques existant entre, d’un côté, les entités étatiques ou paraétatiques et, de l’autre, les individus et les familles. Par exemple, les services sociaux de plusieurs cantons romands ont progressivement abandonné les schémas de pensée passés, basés sur la répression, pour tester des formes d’aide coopératives, par exemple. Ces incitations à la coopération avec les familles donnent lieu à des processus d’adaptation de part et d’autre. Par voie de conséquence, l’adhésion au processus et les comportements attendus sont souvent imposés de façon subtile au travers d’appels à la responsabilisation des parents dans les procédures de protection de l’enfant, à l’expérimentation de nouvelles solutions de prise en charge et dans la recherche d’un consensus dans le domaine des visites à domicile. En contrepartie, les autorités renoncent à ordonner des mesures plus intrusives. Mais la menace de sanctions persiste et en dernière instance est bel et bien mise en œuvre en cas de conflit. Le rapport de force est ainsi toujours et encore présent.

Les résultats d’un projet spécifique montrent l’équilibre fragile dans lequel les autorités de protection de l’enfant doivent agir. Elles continuent ainsi à accorder parfois une importance exagérée à la coopération des parents et à l’évitement de conflits avec eux pour intervenir souvent tardivement, reléguant les intérêts des enfants au second plan. Pour les chercheuses qui ont abordé cette question, l’explication est à chercher dans le contexte actuel de survalorisation sociale de la famille, perçue comme un havre de sécurité et de protection, notamment la famille d’origine, risquant ainsi de porter atteinte à l’intégrité de l’enfant. Cette situation se présente en particulier lorsque les parents ont des problèmes de toxicomanie ou souffrent de troubles psychiques. Le projet met encore en évidence le poids pris par les scandales reportés dans certains médias, qui ont contribué à ce que les spécialistes hésitent à mettre en cause les droits des parents.

Dans quels domaines (politique, justice, pratique, administration) et sur quels aspects faut-il à votre avis agir en priorité pour améliorer la situation ?

Le Comité de direction du PNR 76 a mis en évidence dix impulsions sur lesquelles agir en priorité. Elles figurent dans l’ouvrage de synthèse publié en mai 2024 sous le titre de Synthèse. Ingérences dans les parcours de vie. Résultats et impulsions du Programme national de recherche « Assistance et coercition ».

Certains axes forts peuvent être repris ici :

  • Sur le plan politique, l’ensemble des constats converge pour demander une meilleure prise en compte de la famille dans les politiques sociales. Les politiques familiales sont le parent (très) pauvre du système de protection sociale suisse, en comparaison internationale. L’insuffisance de prise en considération des problèmes rencontrés par les familles, en particulier celles non conventionnelles, entraîne des conséquences profondes et durables sur l’intégration et la participation des enfants. Entre 17 et 20 % des enfants vivent dans la pauvreté en Suisse et la situation s’est clairement péjorée ces 10 dernières années.
  • Au niveau de la justice, une harmonisation des pratiques est nécessaire entre les manières de faire cantonales. La parole des enfants et des jeunes ne doit pas seulement être écoutée, mais aussi entendue et prise en compte pour que leurs points de vue et leurs préoccupations soient pris en compte tout au long de la procédure.
  • De façon plus transversale, l’accès aux informations pertinentes pour les personnes concernées doit être facilité. Il s’agit notamment d’améliorer leurs connaissances sur les droits et les obligations et de supprimer les barrières administratives et linguistiques. Le recours à un langage adapté à l’âge et aux capacités de compréhension des personnes concernées est indispensable. Ce dernier point vise l’administration en général, habituellement peu encline à adapter sa terminologie, son langage, ses pratiques aux publics concernés. Cela est autant vrai pour les secteurs juridique, social que de la santé.
  • Les professionnel·le·s, pour leur part, doivent être mieux soutenus dans leurs engagements. Pour ce faire ils·elles ont besoin des ressources temporelles et financières adéquates. Au cours de leurs formations ils·elles doivent être sensibilisés au fait que les normes et les valeurs qui guident leur action sont marquées par la société et leur biographie. Pour contraster cette situation, il est indispensable d’impliquer les personnes concernées dans les processus qui les touchent. Enfin, les évaluations dans le domaine de la protection de l’enfant et de l’adulte, de l’aide aux personnes handicapées ou de la psychiatrie doivent se centrer sur les besoins individuels. Les professionnel·le·s doivent être conscientisés aux effets potentiellement stigmatisants des attributions sociales et des diagnostics psychologiques et médicaux.
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